26/03/2013

L'écorcheur de Lune ~ Premier chapitre

~ Le royaume de Carlsberg ~


L'essentiel de la race humaine est concentré de larges espaces fertiles, au centre de ce que l'on connait du monde, et se conforte depuis des siècles dans un mode de vie seigneurial. Tout ces royaumes humains sont avoisinants et, depuis qu'ils ont vu le jour, ne cessent de se disputer des terres, au grand désarroi de leurs serfs ; mais Carlsberg n'est pas concerné. Bordé au nord par les montagnes, à l'ouest par les terres Erashas, et au sud et à l'est par l'océan, c'est devenu un royaume prospère, qui développa un important commerce maritime. Les prouesses de la technique et le travail de la terre les éloignèrent de l'usage de la magie, tant et si bien qu'ils eurent au fil du temps une certaine inimité à l'égard des Esharas, et de tous les sorciers en général...

~¤~


J'aimais beaucoup la région entourant Val l'Ancienne, bien loin du froid du nord qui m'avait vu grandir, et les champs de céréales dorés qui rompaient avec le tapis herbeux, ainsi que la sombre obscurité des quelques bois qui parsemaient ces terres. Le début de mon périple se fit dans le calme, je suivais la longue voie menant à l'est, au le royaume de Carlsberg, que je finis par atteindre au bout de deux jours de voyage, passés paisiblement dans le chariot d'un aimable marchand à la conversation des plus agréable.
Lentement les vallons boisés et les cultures éparses des rares paysans Esharas laissèrent place à des plaines bercées par un doux vent, couvertes par d'immenses champs cultivés. Je pus voir de tout depuis la charrette dans laquelle je me trouvais, depuis les céréales jusqu'aux vergers, en passant par les immenses cultures potagères. D'imposantes masures étaient visibles ça et là, demeures de pierres aussi sombres que celle des montagnes du nord, se détachaient dans la clarté du paysage, témoins de la grande vie animant les paisibles champs de Carlsberg. En début de soirée, je pus voir à l'horizon que les plaines remontaient en pente pour former une imposante butte, dissimulant la cité que je devais atteindre. Mon ami marchand me déposa alors que le soleil déclinait à l'horizon près d'un petit bosquet servant justement pour le repos des voyageurs. C'était à une croisée de chemin, quatre voies partant chacune en direction d'un point cardinal, avec au centre un cercle d'arbre, recouvert d'une herbe verte et parfaite pour se reposer sous le délicat éclat du soleil printanier, ou dormir sous les étoiles.
Je venais de l'ouest, et me dirigeais vers l'est. Au nord je devinais au loin la ligne noire de l'Épine Dorsale, chaîne de montagnes noires se détachant sur le bleu du ciel telle une rangée de crocs menaçants, qui semblait oppressante même malgré la grande distance. Le commerçant m'ayant pris comme passager quant à lui prit la voie du sud, espérant rejoindre le port de Peu-Liés, au pied du mont du même nom. Je le saluai donc, et mis pied à terre. Le temps était si beau en ce début de soirée que je me serais bien arrêté pour savourer la caresse de la lumière sur mon visage ; mais j'avais encore le temps d'atteindre le bourg que je recherchais. Je contournai donc le bosquet quand, alors que j'allais emprunter le chemin vers l'est, quelqu'un se fit entendre.
"Voila un drôle de renard, pas vrai Froux ?"
Je me retournai avec surprise, et tombai nez-à-nez avec un jeune homme arborant un étrange sourire, une drôle de boule de poils rousse juchée sur son épaule. Il semblait amusé à ma vue, ses yeux verts plantés sur moi, et il plongea l'une de ses mains dans sa chevelure noire courte et coiffée vers l'arrière, et qui voulait apparemment revenir couvrir son front. Vêtu en vert foncé, il approcha.
"Je peux vous aider ?" Demandais-je.
"Qu'est-ce que tu fais par ici le poilu ? On aime pas trop les étrangers par ici, hein Froux ?"
La créature, un genre de furet roux au visage un peu écrasé, tâché du même blanc que ses oreilles, se redressa, et me dévisagea avant de pousser un petit cri.
"Tu ferais mieux de rentrer chez toi..."

Je continuais ma route sans jeter un regard derrière-moi, exaspéré. Le drôle de personnage tenta de me persuader de partir, mais je n'en fis rien, arrivant en haut de la butte qui jusqu'ici me cachait le reste des plaines s'étalant jusqu'à l'océan, que je pus enfin voir depuis mon perchoir, se découpant au-delà des champs en patchwork de belles couleurs, parsemé de points noirs qui devaient être les fermes ; et puis un long serpent d'eau descendant des montagnes, virant au centre de ces terres vers l'est et l'océan, et sur laquelle se dressait fièrement une imposante forme qui se détachait des champs de blé et d'orge, encore jeunes en cette saison : le bourg de Kronen, cité fortifiée sur les rives du fleuve Affligemme.

Le bleu du ciel devenait un peu plus foncé à l'horizon, laissant présager que la soirée allait d'ici quelques heures laisser place à la nuit noire ; autant me dépêcher. J'entendais derrière-moi l'individu aux yeux de jade et son compagnon animal me crier quelque chose, mais je n'y prêtai pas attention, les paysans devaient être un peu hostiles à l'encontre des nouveaux-venus, d'autant que les Erashas allaient assez peu dans cette contrée agricole, n'ayant d'intérêt que pour ses ports permettant d'accéder aux étranges Terres de l'Est, par-delà l'océan.
Quelques dizaines de mètres plus loin je pus constater que ce qui m'avait semblé être une habitation était en réalité un débit de boissons, qui me rappela immédiatement mon village natal, ce dernier étant principalement renommé pour sa taverne. Ce devait être les relents d'alcool et les rires gras qui faisaient échos à ma mémoire, tout comme les hommes qui en sortaient en titubant légèrement, sans doute des fermiers ayant un peu bu avant de rentrer se reposer d'une dure journée de labeur. Autant dire que je ne m'attardais pas plus que cela, j'avais une mission et le reste importait peu. Pour moi du moins.
-Eh, qu'est-ce tu fous là toi ?! Me héla l'un des clients, un fermier bedonnant sentant fort la bière bon marché.
"Ouais, on veut pas de saleté de magicien ici !" Cracha un homme un peu sec, affublé d'une salopette et d'un chapeau ayant du être un vieux sac en tissu amidonné dans une autre vie.
Je ne répondis aucunement à leurs injures et continuai mon chemin, mais un troisième homme fonça maladroitement vers moi alors que je passais devant lui, tentant de m'asséner un coup de poing, que j'esquivai d'un élégant pas sur le côté, avant de précipiter sa chute en prenant de mon pied appui sur son postérieur. Ses deux compères en profitèrent pour se ruer vers moi, et me retournant je lâchai un soupir, ne voulant pas me retarder en distribuant des pains à quelques affamés quelque peu agressifs envers ceux appartenant aux peuples dit "magiques". Heureusement, un jeune homme tel que moi n'eut aucun mal à être plus vif et rapide que trois brutes imbibées d'alcool, et bien vite à force de gnons et d'horions justement placés ils furent mis au tapis.
"Derrière-toi !" Me lança une voix familière, juste à temps pour que j'évite de me faire assommer par un autre bougre à la barbe broussailleuse et à la carrure qui aurait fait pâlir un meuble en chêne massif.
Ce dernier, pataud et emporté par son élan, manqua de s'étaler. J'eu juste le temps de voir arriver en courant le jeune homme étrange rencontré plus tôt, qui m'empoigna et m'enjoignit à courir à sa suite, ce que je fis sans discuter et avec plus de zèle en entendant le colosse barbu appeler à l'aide.

"Merci..." Soufflais-je entre deux respirations saccadées. "Mais j'aurai cru... que tu les laisserais faire... plutôt que m'aider à... fuir..."
Après avoir couru comme des dératés, nous nous étions dissimulés dans une grange abandonnée, le temps de reprendre notre souffle et de nous assurer que nos poursuivants ne nous causeraient aucun souci.
"Comment cela ?" S'enquit mon nouveau camarade.
"Et bien, au vu de ton discours dissuasif... j'ai cru que tu étais ce genre de personne... pfiou... ils auraient pu me couper les oreilles et la queue..."
"Oh, moi non, mais eux si. Enfin moi je m'en fichais, mais Froux voulait que je t'empêche de te faire zigouiller."
"La peluche là ?" M'enquis-je en pointant le furet roux qui était fiché sur l'épaule du jeune homme. "Elle parle ?"
"Bien sûr ! Et Froux n'est pas une peluche..." Il prit l'animal dans ses mains, et me le présenta à bout de bras avec un air enjoué. "C'est un Dieu !!"
"Que... quoi ?..." Balbutiai-je, surpris.
"J'ai rencontré Froux en voyage dans les Terres de l'Est, dans une forêt de lances géantes avec des feuilles, où vivaient des ours noir et blanc. Je crois que je suis tombé du haut d'un précipice, et j'ai rencontré ce Dieu qui passait par-là !"
"Il a du tomber sur la tête..." Marmonnais-je à moi-même.
"Je sais que c'est dur à croire, mais Froux est un Dieu, mais qui voyage incognito sous forme d'un animal."
"Et il possède des pouvoirs fabuleux je présume..." Lui lançais-je, à demi-amusé.
"Bien sûr, mais il ne peut pas les utiliser, il est incognito j'ai dit."
"Oh, je vois..."
"Il me parle dedans la tête parce qu'il peut pas s'exprimer de lui-même des mots pour pas trahir son incognitisme. Un léger silence s'installa, durant lequel il remit l'animal sur son épaule. Et sinon, que fais-tu par ici, monsieur le poilu ?"
"Mon nom est Kazuo, et tu devrais le savoir si tu as un Dieu avec toi."
"Oh mais Froux est un Dieu du ciel tombé sur terre, il peut pas faire ce qu'il veut et savoir tout des choses du monde."
"Et bien... Je cherche un homme, pour lui livrer une lettre. Peut-être le connais-tu."
Je glissai ma main dans ma besace, en ressortant la lettre portant le nom du destinateur, un certain Eilert Bjark, et la tendit au jeune homme, qui s'en saisit avant de secouer vivement la tête.
"Bien sûr que je le connais, c'est un homme important au bourg. Je peux te conduire à lui. Oh, et je m'appelle Kettil, enchanté de te connaitre Kazuo le poilu."
"Moi de même, Kettil l'illuminé..."
"Comment ça ?" S'enquit-il, l'air suspicieux.
"Tu es accompagné d'un Dieu non ? Sa lumière doit te guider par conséquent."
"Oh je vois..."
Il rit, et me rendit la lettre que je rangeai. Nous partîmes donc, reprenant la route vers le bourg qui n'attendait plus que nous...

~¤~


Une voix grave et agressive tira Jiorg du léger sommeil qui s'était emparé de lui alors que les hommes le traînaient. C'était plus par faiblesse que par fatigue, lui qui avait été fort et bien bâti était devenu fragile et famélique. Depuis combien de temps était-il enfermé ici ? Il n'aurait su le dire, et c'était sans aucun doute le but de cet endroit et de ces hommes, de le réduire à cet état où son esprit n'était plus qu'une coquille presque vide, plus qu'un nom et des souvenirs faisant écho d'une vie lointaine et perdue dans les tréfonds d'une obscurité empreinte de malveillance. Il entrouvrit les paupières, mais dut bien vite les refermer, car la pièce dans laquelle il avait été amené était emplie de lumière, et ses yeux peu habitués étaient blessés par l'éclat de ces flammes qui dansaient en dissipant les ténèbres. Deux hommes le soutenaient par les épaules, le faisant se tenir debout.
Une étrange chaleur envahit son visage, suivit de la douleur, sensation qu'il avait presque oubliée. Une gifle. Des mots lui furent crachés au visage, mais il ne saisit pas tout. Cependant, il sut qu'il devait ouvrir les yeux, ce qu'il fit malgré la douleur. Des larmes commençaient à perler à cause de la douleur, et il ne put discerner que de vagues formes parmi la lumière, dont celle d'un homme, celui qui l'avait frappé, qui s'écarta pour en laisser un autre approcher.
"Agenouille-toi !" Exigea l'homme qui devait être le geôlier, alors que son maître s'avançait devant Jiorg.
Ce dernier fut relâché, et laissé debout, les jambes tremblantes. Mais il se tint droit, et cracha comme il put au pied de l'inconnu. En réponse, un bruit aigu se fit entendre, un bruit qu'il connaissait, et il comprit en sentant une vive douleur : une lame que l'on sort du fourreau, celle-là même qui venait de se ficher par derrière dans le genou, le forçant avec un cri de douleur à poser pied à terre.
L'homme s'approcha en riant doucement, et de deux doigts il se saisit de la mâchoire du pauvre homme avec fermeté, et se pencha au-dessus de lui en l'obligeant à poser son regard dans le sien. Les yeux du maître des lieux étaient d'un bleu glacial, et sa voix, qui résonna avec douceur, l'était tout autant.
"Cela fait des lunes et des lunes que tu es enfermé ici. Plus personne ne viendra te chercher, plus personne ne se soucie de toi, car... tu n'es plus personne... Mais je peux te relâcher, te sauver de cet enfer dans lequel je t'ai plongé, aussi sûrement que je pourrais t'y laisser pourrir jusqu'à ce que tu ne sois plus qu'une carcasse sans aucune volonté..."
Son visage se fendit d'un sourire pervers, ses yeux trahissant une jubilation morbide, mais Jiorg resta impassible.
"Je ne te demanderais pas grand-chose, juste de parler... dis-moi simplement tout ce que tu sais sur un homme que tu as, je le sais, très bien connu... parle-moi de ce cher vieux Bjark..."
"M... maitre Eilert Bjark ?..." S'enquit le prisonnier d'une voix sèche et tremblante.
L'homme aux yeux de glace se mit à rire doucement, et relâcha le menton de Jiorg avant de s'asseoir sur un trône derrière lui, posant un regard avide de connaissances sur l'homme agenouillé tout en arborant un sourire carnassier...

~¤~


"Et qu'est-ce qu'il y a dans cette lettre au juste ?"
"Aucune idée..."
Nous nous étions arrêtés dans une auberge pour dîner, et je le regrettais. Avec un certain dégoût je ne pouvais que regarder mon compagnon de route se "baffrer" allègrement d'un plat composé de choux, pomme de terre et charcuterie, vu qu'il devait tout ignorer du concept de "savoir-vivre". Malgré tout il montrait une impressionnante capacité à enfourner de la nourriture à ne presque plus pouvoir fermer la bouche, et parvenir à tout avaler en un temps record avant d'en remettre. Je déglutis devant ce spectacle peu ragoutant et repoussai mon assiette...
"Quoi ?!" S'exclama-t-il en manquant de s'étouffer. "Mais le vieux Bjark est le conseiller du seigneur Bergen ! Cette lettre pourrait boulversifier plein de choses !!"
"Tu sais, je ne suis qu'un coursier." Dis-je calmement avant de prendre une gorgée de vin. "Orwell, mon mécène, se contente de faire circuler des informations, des secrets, de mettre en contact des personnes précises, et généralement pour de bonnes raisons. D'ailleurs, qui est ce seigneur Bergen ?"
"Il est le maître du royaume de Carlsberg, l'héritier de la famille Grim qui la première a cultivée ces terres. Ils habitent ce qui était une ancienne abbaye, qui a brûlé lors de la révolte contre l'ancien clergé. Bergen dit "le blond" est un seigneur juste, y a pas à se plaindre."

Je jetai un regard depuis notre table vers la fenêtre, l'obscurité ayant jeté son voile sur le bourg. C'était la capitale du royaume, ceinte d'une imposante muraille, percée de plusieurs entrée assez larges pour permettre à d'imposants chariots de passer dans les deux sens, et lourdement protégés par des herses et la milice locale, aux capes et boucliers représentant un phénix, emblème de la famille Grim. De grandes rues pavées traversaient le bourg, se croisant, et entremêlées de ruelles étroites et sombres se faufilant entre les hauts bâtiments de pierres grises, seulement troublé par le fleuve qui le traversait le centre du bourg, enjambé régulièrement par d'élégantes arches de pierres, solides pont permettant de relier les deux rives.

Au centre, une grande place abritait un immense marché, encadré par d'imposants bâtiments, entrepôts appartenant à de nombreuses compagnies marchandes. Important royaume exportant nombres de denrées, notamment des céréales, la capitale du royaume de Carlsberg était évidemment un lieu de prédilection aux échanges commerciaux, et elle était la seule vraie cité qui ne soit pas un port, et servait de centre administratif. Il y avait en conséquence de nombreux lieux de repos tels que l'auberge que nous avions choisi, dont la pancarte annonçait "au poney pimpant".
"On devrait allez se coucher non ?" Demandais-je à mon jeune ami une fois qu'il eut fini son repas.
"Bonne idée Kazuo le poilu, je tombe de sommeil."
"Après tout ce que tu as avalé, tu as besoin de digérer..." Glissai-je en riant à moitié

~¤~


C'est avec le soleil que je m'étais levé, tirant aussi du lit Kettil qui protesta, prétendant qu'un serviteur du Dieu Froux n'avait pas à s'éveiller avec l'astre du jour. Mais j'étais un coursier et l'un des meilleurs, et je me devais de livrer au plus tôt ma missive. L'entrain se lisait sur mon visage alors que je suivais mon guide, qui lui avait l'air plus maussade, comme s'il avait passé une très mauvaise nuit. Nous arrivâmes finalement devant le lieu de résidence de sire Bjark, qui ne ressemblait pas du tout à ce à quoi je m'étais attendu pour le lieu de vie d'un conseiller royal.
"Un maréchal-ferrant ?" Laissai-je échapper, surpris.
"Et un forgeron, le meilleur qui soit. Il a su rester humble malgré son rôle auprès de notre seigneur. Aujourd'hui, il apprend surtout à la jeune génération comment qu'on bat le métal comme il faut."
L'endroit était proche de la grande place, dans l'une des grandes artères, et surtout donnait directement sur la rue, à cause de la chaleur, et permettait de voir le colosse qui martelait avec force le métal sur une énorme enclume, ainsi que l'impressionnante forge rougeoyante et tout le panel d'armes et d'outils accrochés aux murs. Kettil se précipita pour annoncer notre arrivée, et échangea quelques mots avec le forgeron, un homme chauve et bien bâti, qui me semblait peu amical. Fort heureusement, il ne s'agissait pas d'Eilert mais sans doute de son apprenti, qui d'un grognement accompagné d'un geste de la tête nous indiqua la porte du fond.
Derrière un bureau en bois des plus sommaire était assis un vieil homme, qui inspectait des tas de papiers où étaient écrit nombre de choses avec une écriture que je ne pouvais déchiffrer, et des plans d'engins des plus étranges, schémas des plus obscurs. Eilert Bjark avait de longs cheveux blancs encadrant un visage à la peau marquée par le temps, mal rasé et l'air bourru, une imposante cicatrice lui barrant le visage, expliquant pourquoi son œil gauche semblait voilé, comme aveugle. Celui qui lui restait me fixait alors qu'il me regardait en se redressant.
"Vous ne partez pas gagnant, étranger," commença le vieil homme. "Se présenter accompagné de ce nigaud et de sa peluche nuit à votre crédibilité."
"Il n'a fait que me guider sire, car comme vous le supposer à juste titre je viens de loin. C'est mon employeur, Orwell, qui m'envoie vous délivrer une lettre des plus importante."
A ces mots le forgeron fut d'abord surpris, avant d'afficher une certaine colère.
"Je ne veux rien avoir à faire avec ce serpent, et encore moins avaler ces couleuvres. Partez, et que je ne vous revois plus dans ma respectable boutique !"

Assis sur le trottoir en face de la forge, sous le regard mauvais de l'apprenti de Bjark, je me demandais ce que je pouvais faire maintenant que je m'étais fait jeter. C'était bizarre, et ça n'était jamais arrivé auparavant, je n'aurais su dire comment réagir.
"Et bien, t'es pas dans le pétrin toi," souligna Kettil. "Comment tu veux délivrer un message sans même le connaître ? Surtout qu'il veut pas le lire."
Une idée me vint. C'était un peu contraire à mes principes et à ce qu'aurait voulu Orwell, mais je n'avais pas le choix, je devais ouvrir la lettre et la lire, afin d'informer de vive voix Eilert, d'une façon ou d'une autre. Il était de mon devoir d'informer ma cible, et même si ma conscience professionnel m'aurait interdit d'ouvrir ce courrier... ce fut comme si une force irrésistible, teintée de curiosité, m'y contraint. Et quel ne fut pas ma surprise, après avoir ouvert la lettre sous les yeux excités de Kettil, de lire ceci :

"Cher Kazuo,

J'étais certain que sire Bjark ne voudrait pas ouvrir cette lettre, et tu as bien fait de le faire à sa place. L'heure est grave, ce royaume est en proie à d'important changement et il ne tient qu'à peu de choses d'empêcher une tragédie d'une ampleur qui nous dépasse de survenir en ce bas-monde. Sire Bjark est malgré lui impliqué, et il faut se dépêcher. Même s'il ne veut pas te voir, il faut absolument que tu dises à ce vieil entêté que les larmes de Kishin sont en péril et que le Culte est de retour. Il comprendra.
Orwell"


"Et bien, cet Orwell m'a l'air des plus clairvoyant. Froux l'apprécie déjà !"
"Peut-être mais ces paroles m'inquiètent, il est pas du genre à en rajouter. Ça sent mauvais."
"Ah bon ? Pourtant, l'air est frais aujourd'hui."
Un regard inquiété jeté à mon camarade, et j'étais à nouveau debout, déterminé, et je m'avançai vers mon objectif en contournant les charrettes qui passaient dans la rue, mais ma conviction fut ébranlée quand je vis l'apprenti forgeron, l'air mauvais, me signifier du regard que je ne passerais pas.
"Fier héraut à fourrure, sois témoin du pouvoir des cieux !!"
Ce cri nous interloqua tout deux, mon adversaire et moi, quand je vis Kettil bondir devant moi, bras et poing tendus en direction de la montagne de muscle au marteau. Froux se précipita et à son tour prit son élan et sauta sur l'homme menaçant, glissant sous sa tunique et le faisant se tordre en riant, l'animal le chatouillant de ses petites griffes et de sa fourrure. J'étais scié, mais l'illuminé responsable de ce coup de chapeau me donna un coup de coude et m'enjoignit à aller voir le propriétaire des lieux, qui ne fut pas satisfait de me voir débarquer.
"Qu'est-ce que tu fiches ici toi ?! Rhodes !!" Il soupira en voyant le colosse se tordre de rire. "Par amour pour tout ce qui est sacré que me voulez-vous, maudit Eshara ?!"
"J'ai lu le message d'Orwell, et c'est important je vous assure ! Selon lui les larmes de Kishin sont en péril et..."
Le vieil homme m'interrompit, l'air effrayé, et il se précipita brusquement su moi afin de me saisissant par le col.
"Que sais-tu sur les larmes ?..." Siffla-t-il, partagé entre rage et panique.
"R-rien je vous jure, je ne fais que répéter ce que dis le message ! Et je... je dois aussi vous dire que..."
A nouveau je me fis interrompre, mais cette fois-ci ce fut par des bruits d'explosions, retentissant un peu partout dans la ville simultanément, suivi par des cris et des hennissements. Sur la grande place non loin, l'on pouvait entendre la foule commencer à paniquer, et bientôt la terreur envahit les esprits, tandis que de nouvelles explosions retentirent. Parmi les hurlements, on pouvait entendre "Ils sont là", "Les Dieux nous ont abandonnés" et nombres d'autres suppliques. Eilert me lâcha, et je pus voir sur son visage livide apparaître une horreur indescriptible.
"Le... le Culte de la Lune... ça veut dire que..." Le vieil homme recula et manqua de tomber en heurtant la table. "Ça ne devait jamais arriver !!"
Soudain, un homme fendit la foule, un chevalier drapé de noir, portant une armure de plaque frappée d'un croissant de lune sur le torse, brandissant une épée longue et arborant un casque masquant son visage. Kettil rappela Froux et s'écarta, alors que Rhodes, l'apprenti forgeron, brandissant son marteau, tenta d'arrêter l'étranger. Ce dernier avait beau avoir l'air moins impressionnant malgré son armure, et faire une tête de moins que l'imposant colosse, avec une rapidité déconcertante compte tenu du métal recouvrant l'homme il esquiva l'arme improvisée, et d'un coup trancha la tête de l'homme, sans autre forme de procès, avant de continuer à avancer vers Bjark, devenu blême. Le guerrier me regarda, et dans la feinte de son casque il n'y avait que ténèbres. De sa main ganté, il me repoussa sans ménagement, et une voix glaciale et inhumaine résonna du fin fond de l'armure.
"Cela faisait longtemps, Bjark, que nous n'avons pas été face à face."
"Tu dis cela, mais tu te caches derrière cette chose !" Le vieux cracha sur l'armure. "Viens donc en personne !"
"Ne rends pas les choses plus difficile. Tu sais pourquoi nous sommes ici."
"Bergen s'y opposera !! La milice vous stoppera !!"
Un rire guttural résonna avec force dans le métal.
"C'est ton petit protégé qui nous a fait entrer dans la cité. Maintenant, donne-la moi, je sais que tu l'as encore."
Eilert sembla plus vieux que jamais, livide et tremblant. Je ne comprenais pas tout ce qui venait de se dérouler sous mes yeux, mais il me semblait que le seigneur Bergen, dépeint si juste par Kettil, avait fricoté avec ceux qui prenait le contrôle du bourg. J'aurai sans doute du fuir, et ne pas me mêler de cette histoire, mais quelque chose me retenait. Le vieux Bjark contourna la table et ouvrit un grand coffre situé au fond de la pièce. Il en sortit quelque chose qui semblait être une épée, enroulé dans un tissu pourpre. Il se présenta devant le chevalier, mais au moment ou il allait lui donner, il poussa brusquement l'armure, me mit l'épée entre les mains, et me fit sortir de la pièce d'un coup d'épaule avant d'essayer de retenir le guerrier de métal.
"Fuyez loin d'ici !! Fuyez et ne revenez jamais !!"
Alors que je m'éloignais et me mêlais à la foule, j'entendis un cri glacial et inhumain s'élever de l'armure. Je sursautais en me sentant agrippé, mais c'était Kettil qui ne voulait sans doute pas me perdre alors que nous nous mêlions à la foule. Une sensation m'électrisa et me coupa le souffle un moment, et je mis cela sur le compte de l'émotion. Mais, si je m'étais retourné, j'aurai vu, au même moment, qu'Eilert, encore en prise avec l'armure animée, fut pris de convulsions, avant que son corps ne se mette brusquement à vieillir en quelques instants, ne laissait après quelques instants que ses vêtements et de la poussière...

Nous fûmes retenus par les gardes qui tentaient d'empêcher la populace de fuir la cité et d'échapper à ce "Culte de la Lune" qui cherchait sans doute à s'imposer. Toutefois la chance nous sourit car les miliciens laissèrent quelques personnes passer, sans que l'on ne sache pourquoi, et d'autres se ruèrent à leur suite, nous deux compris, avant qu'ils ne puissent reprendre le contrôle de la foule. Les gens se dispersèrent et Kettil et moi nous mîmes à courir, jusqu'à être à bout de souffle. J'avais toujours l'épée enveloppée dans le tissu à la main, mais aussi la tête ailleurs, trop pour y penser. Après une bonne dizaine de minutes de marche, nous arrivâmes devant le bosquet où la veille j'avais rencontré pour la première fois l'illuminé, et sans même nous concerter nous décidâmes de nous arrêter.

Nous n'étions pas les seuls, car une femme était déjà assise dans l'herbe, et elle se releva promptement en nous voyant.
"Kettil ?"
"Asdis ! Quel bonheur de te..."
Froux eut le bon réflexe de sauter au sol avant que la jeune femme ne colle son poing dans la figure de mon comparse, l'étalant sur le sol avec une facilité déconcertante.
-Moi qui croyais que la journée ne pouvait pas être pire... Souffla-t-elle, éreintée.

Rédigé par Maitre Renard

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