~ Le royaume de Carlsberg ~
L'essentiel
de la race humaine est concentré de larges espaces fertiles, au
centre de ce que l'on connait du monde, et se conforte depuis des
siècles dans un mode de vie seigneurial. Tout ces royaumes
humains sont avoisinants et, depuis qu'ils ont vu le jour, ne cessent de se disputer des terres, au grand désarroi de leurs serfs ; mais
Carlsberg n'est pas concerné. Bordé au nord par les montagnes, à
l'ouest par les terres Erashas, et au sud et à l'est par l'océan,
c'est devenu un royaume prospère, qui développa un important
commerce maritime. Les prouesses de la technique et le travail de la
terre les éloignèrent de l'usage de la magie, tant et si bien qu'ils
eurent au fil du temps une certaine inimité à l'égard des Esharas,
et de tous les sorciers en général...
~¤~
J'aimais
beaucoup la région entourant Val l'Ancienne, bien loin du froid du
nord qui m'avait vu grandir, et les champs de céréales dorés qui
rompaient avec le tapis herbeux, ainsi que la sombre obscurité des
quelques bois qui parsemaient ces terres. Le début de mon périple
se fit dans le calme, je suivais la longue voie menant à l'est, au
le royaume de Carlsberg, que je finis par atteindre au bout de deux
jours de voyage, passés paisiblement dans
le chariot d'un aimable marchand à la conversation des plus
agréable.
Lentement les vallons boisés et les cultures éparses
des rares paysans Esharas laissèrent place à des plaines bercées
par un doux vent, couvertes par d'immenses champs cultivés. Je pus
voir de tout depuis la charrette dans laquelle je me trouvais, depuis
les céréales jusqu'aux vergers, en passant par les immenses
cultures potagères. D'imposantes masures étaient visibles ça et
là, demeures de pierres aussi sombres que celle des montagnes du
nord, se détachaient dans la clarté du paysage, témoins de la
grande vie animant les paisibles champs de Carlsberg. En début de
soirée, je pus voir à l'horizon que les plaines remontaient en
pente pour former une imposante butte, dissimulant la cité que je
devais atteindre. Mon ami marchand me déposa alors que le soleil
déclinait à l'horizon près d'un petit bosquet servant justement
pour le repos des voyageurs. C'était à une croisée de chemin,
quatre voies partant chacune en direction d'un point cardinal, avec
au centre un cercle d'arbre, recouvert d'une herbe verte et parfaite
pour se reposer sous le délicat éclat du soleil printanier, ou
dormir sous les étoiles.
Je venais de l'ouest, et me dirigeais
vers l'est. Au nord je devinais au loin la ligne noire de l'Épine
Dorsale, chaîne de montagnes noires se détachant sur le bleu du
ciel telle une rangée de crocs menaçants, qui semblait oppressante même malgré la grande distance. Le commerçant m'ayant pris comme
passager quant à lui prit la voie du sud, espérant rejoindre le
port de Peu-Liés, au pied du mont du même nom. Je le saluai donc,
et mis pied à terre. Le temps était si beau en ce début de soirée
que je me serais bien arrêté pour savourer la caresse de la lumière
sur mon visage ; mais j'avais encore le temps d'atteindre le bourg
que je recherchais. Je contournai donc le bosquet quand, alors que
j'allais emprunter le chemin vers l'est, quelqu'un se fit
entendre.
"Voila un drôle de renard, pas vrai Froux ?"
Je me
retournai avec surprise, et tombai nez-à-nez avec un jeune homme
arborant un étrange sourire, une drôle de boule de poils rousse
juchée sur son épaule. Il semblait amusé à ma vue, ses yeux verts
plantés sur moi, et il plongea l'une de ses mains dans sa chevelure
noire courte et coiffée vers l'arrière, et qui voulait apparemment
revenir couvrir son front. Vêtu en vert foncé, il approcha.
"Je
peux vous aider ?" Demandais-je.
"Qu'est-ce que tu fais par ici le
poilu ? On aime pas trop les étrangers par ici, hein Froux ?"
La
créature, un genre de furet roux au visage un peu écrasé, tâché
du même blanc que ses oreilles, se redressa, et me dévisagea avant
de pousser un petit cri.
"Tu ferais mieux de rentrer chez
toi..."
Je continuais ma route sans jeter un regard
derrière-moi, exaspéré. Le drôle de personnage tenta de me
persuader de partir, mais je n'en fis rien, arrivant en haut de la
butte qui jusqu'ici me cachait le reste des plaines s'étalant
jusqu'à l'océan, que je pus enfin voir depuis mon perchoir, se
découpant au-delà des champs en patchwork de belles couleurs,
parsemé de points noirs qui devaient être les fermes ; et puis un
long serpent d'eau descendant des montagnes, virant au centre de ces
terres vers l'est et l'océan, et sur laquelle se dressait fièrement
une imposante forme qui se détachait des champs de blé et d'orge,
encore jeunes en cette saison : le bourg de Kronen, cité fortifiée
sur les rives du fleuve Affligemme.
Le
bleu du ciel devenait un peu plus foncé à l'horizon, laissant
présager que la soirée allait d'ici quelques heures laisser place à
la nuit noire ; autant me dépêcher. J'entendais derrière-moi
l'individu aux yeux de jade et son compagnon animal me crier quelque
chose, mais je n'y prêtai pas attention, les paysans devaient être
un peu hostiles à l'encontre des nouveaux-venus, d'autant que les
Erashas allaient assez peu dans cette contrée agricole, n'ayant
d'intérêt que pour ses ports permettant d'accéder aux étranges
Terres de l'Est, par-delà l'océan.
Quelques dizaines de mètres
plus loin je pus constater que ce qui m'avait semblé être une
habitation était en réalité un débit de boissons, qui me rappela
immédiatement mon village natal, ce dernier étant principalement
renommé pour sa taverne. Ce devait être les relents d'alcool et les
rires gras qui faisaient échos à ma mémoire, tout comme les hommes
qui en sortaient en titubant légèrement, sans doute des fermiers
ayant un peu bu avant de rentrer se reposer d'une dure journée de
labeur. Autant dire que je ne m'attardais pas plus que cela, j'avais
une mission et le reste importait peu. Pour moi du moins.
-Eh,
qu'est-ce tu fous là toi ?! Me héla l'un des clients, un fermier
bedonnant sentant fort la bière bon marché.
"Ouais, on veut pas
de saleté de magicien ici !" Cracha un homme un peu sec, affublé
d'une salopette et d'un chapeau ayant du être un vieux sac en tissu
amidonné dans une autre vie.
Je ne répondis aucunement à leurs
injures et continuai mon chemin, mais un troisième homme fonça
maladroitement vers moi alors que je passais devant lui, tentant de
m'asséner un coup de poing, que j'esquivai d'un élégant pas sur le
côté, avant de précipiter sa chute en prenant de mon pied appui
sur son postérieur. Ses deux compères en profitèrent pour se ruer
vers moi, et me retournant je lâchai un soupir, ne voulant pas me
retarder en distribuant des pains à quelques affamés quelque peu
agressifs envers ceux appartenant aux peuples dit "magiques".
Heureusement, un jeune homme tel que moi n'eut aucun mal à être
plus vif et rapide que trois brutes imbibées d'alcool, et bien vite
à force de gnons et d'horions justement placés ils furent mis au
tapis.
"Derrière-toi !" Me lança une voix familière, juste à
temps pour que j'évite de me faire assommer par un autre bougre à
la barbe broussailleuse et à la carrure qui aurait fait pâlir un
meuble en chêne massif.
Ce dernier, pataud et emporté par son
élan, manqua de s'étaler. J'eu juste le temps de voir arriver en
courant le jeune homme étrange rencontré plus tôt, qui m'empoigna
et m'enjoignit à courir à sa suite, ce que je fis sans discuter et
avec plus de zèle en entendant le colosse barbu appeler à
l'aide.
"Merci..." Soufflais-je entre deux respirations
saccadées. "Mais j'aurai cru... que tu les laisserais faire... plutôt
que m'aider à... fuir..."
Après avoir couru comme des dératés,
nous nous étions dissimulés dans une grange abandonnée, le temps
de reprendre notre souffle et de nous assurer que nos poursuivants ne
nous causeraient aucun souci.
"Comment cela ?" S'enquit mon nouveau
camarade.
"Et bien, au vu de ton discours dissuasif... j'ai cru
que tu étais ce genre de personne... pfiou... ils auraient pu me
couper les oreilles et la queue..."
"Oh, moi non, mais eux si.
Enfin moi je m'en fichais, mais Froux voulait que je t'empêche de te
faire zigouiller."
"La peluche là ?" M'enquis-je en pointant le
furet roux qui était fiché sur l'épaule du jeune homme. "Elle parle
?"
"Bien sûr ! Et Froux n'est pas une peluche..." Il prit l'animal
dans ses mains, et me le présenta à bout de bras avec un air
enjoué. "C'est un Dieu !!"
"Que... quoi ?..." Balbutiai-je,
surpris.
"J'ai rencontré Froux en voyage dans les Terres de
l'Est, dans une forêt de lances géantes avec des feuilles, où
vivaient des ours noir et blanc. Je crois que je suis tombé du haut
d'un précipice, et j'ai rencontré ce Dieu qui passait par-là !"
"Il
a du tomber sur la tête..." Marmonnais-je à moi-même.
"Je sais
que c'est dur à croire, mais Froux est un Dieu, mais qui voyage
incognito sous forme d'un animal."
"Et il possède des pouvoirs
fabuleux je présume..." Lui lançais-je, à demi-amusé.
"Bien
sûr, mais il ne peut pas les utiliser, il est incognito j'ai
dit."
"Oh, je vois..."
"Il me parle dedans la tête parce qu'il
peut pas s'exprimer de lui-même des mots pour pas trahir son
incognitisme. Un léger silence s'installa, durant lequel il remit
l'animal sur son épaule. Et sinon, que fais-tu par ici, monsieur le
poilu ?"
"Mon nom est Kazuo, et tu devrais le savoir si tu as un
Dieu avec toi."
"Oh mais Froux est un Dieu du ciel tombé sur
terre, il peut pas faire ce qu'il veut et savoir tout des choses du
monde."
"Et bien... Je cherche un homme, pour lui livrer une
lettre. Peut-être le connais-tu."
Je glissai ma main dans ma
besace, en ressortant la lettre portant le nom du destinateur, un
certain Eilert Bjark, et la tendit au jeune homme, qui s'en saisit
avant de secouer vivement la tête.
"Bien sûr que je le connais,
c'est un homme important au bourg. Je peux te conduire à lui. Oh, et
je m'appelle Kettil, enchanté de te connaitre Kazuo le poilu."
"Moi
de même, Kettil l'illuminé..."
"Comment ça ?" S'enquit-il, l'air
suspicieux.
"Tu es accompagné d'un Dieu non ? Sa lumière doit te
guider par conséquent."
"Oh je vois..."
Il rit, et me rendit la
lettre que je rangeai. Nous partîmes donc, reprenant la route vers
le bourg qui n'attendait plus que nous...
~¤~
Une
voix grave et agressive tira Jiorg du léger sommeil qui s'était
emparé de lui alors que les hommes le traînaient. C'était plus par
faiblesse que par fatigue, lui qui avait été fort et bien bâti
était devenu fragile et famélique. Depuis combien de temps était-il
enfermé ici ? Il n'aurait su le dire, et c'était sans aucun doute
le but de cet endroit et de ces hommes, de le réduire à cet état
où son esprit n'était plus qu'une coquille presque vide, plus qu'un
nom et des souvenirs faisant écho d'une vie lointaine et perdue dans
les tréfonds d'une obscurité empreinte de malveillance. Il
entrouvrit les paupières, mais dut bien vite les refermer, car la
pièce dans laquelle il avait été amené était emplie de lumière,
et ses yeux peu habitués étaient blessés par l'éclat de ces
flammes qui dansaient en dissipant les ténèbres. Deux hommes le
soutenaient par les épaules, le faisant se tenir debout.
Une
étrange chaleur envahit son visage, suivit de la douleur, sensation
qu'il avait presque oubliée. Une gifle. Des mots lui furent crachés
au visage, mais il ne saisit pas tout. Cependant, il sut qu'il devait
ouvrir les yeux, ce qu'il fit malgré la douleur. Des larmes
commençaient à perler à cause de la douleur, et il ne put
discerner que de vagues formes parmi la lumière, dont celle d'un
homme, celui qui l'avait frappé, qui s'écarta pour en laisser un
autre approcher.
"Agenouille-toi !" Exigea l'homme qui devait être
le geôlier, alors que son maître s'avançait devant Jiorg.
Ce
dernier fut relâché, et laissé debout, les jambes tremblantes.
Mais il se tint droit, et cracha comme il put au pied de l'inconnu.
En réponse, un bruit aigu se fit entendre, un bruit qu'il
connaissait, et il comprit en sentant une vive douleur : une lame que
l'on sort du fourreau, celle-là même qui venait de se ficher par
derrière dans le genou, le forçant avec un cri de douleur à poser
pied à terre.
L'homme s'approcha en riant doucement, et de deux
doigts il se saisit de la mâchoire du pauvre homme avec fermeté, et
se pencha au-dessus de lui en l'obligeant à poser son regard dans le
sien. Les yeux du maître des lieux étaient d'un bleu glacial, et sa
voix, qui résonna avec douceur, l'était tout autant.
"Cela fait
des lunes et des lunes que tu es enfermé ici. Plus personne ne
viendra te chercher, plus personne ne se soucie de toi, car... tu
n'es plus personne... Mais je peux te relâcher, te sauver de cet
enfer dans lequel je t'ai plongé, aussi sûrement que je pourrais
t'y laisser pourrir jusqu'à ce que tu ne sois plus qu'une carcasse
sans aucune volonté..."
Son visage se fendit d'un sourire pervers,
ses yeux trahissant une jubilation morbide, mais Jiorg resta
impassible.
"Je ne te demanderais pas grand-chose, juste de
parler... dis-moi simplement tout ce que tu sais sur un homme que
tu as, je le sais, très bien connu... parle-moi de ce cher vieux
Bjark..."
"M... maitre Eilert Bjark ?..." S'enquit le prisonnier
d'une voix sèche et tremblante.
L'homme aux yeux de glace se mit
à rire doucement, et relâcha le menton de Jiorg avant de s'asseoir
sur un trône derrière lui, posant un regard avide de connaissances
sur l'homme agenouillé tout en arborant un sourire carnassier...
~¤~
"Et
qu'est-ce qu'il y a dans cette lettre au juste ?"
"Aucune
idée..."
Nous nous étions arrêtés dans une auberge pour dîner,
et je le regrettais. Avec un certain dégoût je ne pouvais que
regarder mon compagnon de route se "baffrer" allègrement
d'un plat composé de choux, pomme de terre et charcuterie, vu qu'il
devait tout ignorer du concept de "savoir-vivre". Malgré
tout il montrait une impressionnante capacité à enfourner de la
nourriture à ne presque plus pouvoir fermer la bouche, et parvenir à
tout avaler en un temps record avant d'en remettre. Je déglutis
devant ce spectacle peu ragoutant et repoussai mon assiette...
"Quoi
?!" S'exclama-t-il en manquant de s'étouffer. "Mais le vieux Bjark est
le conseiller du seigneur Bergen ! Cette lettre pourrait
boulversifier plein de choses !!"
"Tu sais, je ne suis qu'un
coursier." Dis-je calmement avant de prendre une gorgée de vin. "Orwell, mon mécène, se contente de faire circuler des informations,
des secrets, de mettre en contact des personnes précises, et
généralement pour de bonnes raisons. D'ailleurs, qui est ce
seigneur Bergen ?"
"Il est le maître du royaume de Carlsberg,
l'héritier de la famille Grim qui la première a cultivée ces
terres. Ils habitent ce qui était une ancienne abbaye, qui a brûlé
lors de la révolte contre l'ancien clergé. Bergen dit "le
blond" est un seigneur juste, y a pas à se plaindre."
Je
jetai un regard depuis notre table vers la fenêtre, l'obscurité
ayant jeté son voile sur le bourg. C'était la capitale du royaume,
ceinte d'une imposante muraille, percée de plusieurs entrée assez
larges pour permettre à d'imposants chariots de passer dans les deux
sens, et lourdement protégés par des herses et la milice locale,
aux capes et boucliers représentant un phénix, emblème de la
famille Grim. De grandes rues pavées traversaient le bourg, se
croisant, et entremêlées de ruelles étroites et sombres se
faufilant entre les hauts bâtiments de pierres grises, seulement
troublé par le fleuve qui le traversait le centre du bourg, enjambé
régulièrement par d'élégantes arches de pierres, solides pont
permettant de relier les deux rives.
Au
centre, une grande place abritait un immense marché, encadré par
d'imposants bâtiments, entrepôts appartenant à de nombreuses
compagnies marchandes. Important royaume exportant nombres de
denrées, notamment des céréales, la capitale du royaume de
Carlsberg était évidemment un lieu de prédilection aux échanges
commerciaux, et elle était la seule vraie cité qui ne soit pas un
port, et servait de centre administratif. Il y avait en conséquence
de nombreux lieux de repos tels que l'auberge que nous avions choisi,
dont la pancarte annonçait "au poney pimpant".
"On
devrait allez se coucher non ?" Demandais-je à mon jeune ami une fois
qu'il eut fini son repas.
"Bonne idée Kazuo le poilu, je tombe de
sommeil."
"Après tout ce que tu as avalé, tu as besoin de
digérer..." Glissai-je en riant à moitié
~¤~
C'est
avec le soleil que je m'étais levé, tirant aussi du lit Kettil qui
protesta, prétendant qu'un serviteur du Dieu Froux n'avait pas à
s'éveiller avec l'astre du jour. Mais j'étais un coursier et l'un
des meilleurs, et je me devais de livrer au plus tôt ma missive.
L'entrain se lisait sur mon visage alors que je suivais mon guide,
qui lui avait l'air plus maussade, comme s'il avait passé une très
mauvaise nuit. Nous arrivâmes finalement devant le lieu de résidence
de sire Bjark, qui ne ressemblait pas du tout à ce à quoi je
m'étais attendu pour le lieu de vie d'un conseiller royal.
"Un
maréchal-ferrant ?" Laissai-je échapper, surpris.
"Et un
forgeron, le meilleur qui soit. Il a su rester humble malgré son
rôle auprès de notre seigneur. Aujourd'hui, il apprend surtout à
la jeune génération comment qu'on bat le métal comme il
faut."
L'endroit était proche de la grande place, dans l'une des
grandes artères, et surtout donnait directement sur la rue, à cause
de la chaleur, et permettait de voir le colosse qui martelait avec
force le métal sur une énorme enclume, ainsi que l'impressionnante
forge rougeoyante et tout le panel d'armes et d'outils accrochés aux
murs. Kettil se précipita pour annoncer notre arrivée, et échangea
quelques mots avec le forgeron, un homme chauve et bien bâti, qui me
semblait peu amical. Fort heureusement, il ne s'agissait pas d'Eilert
mais sans doute de son apprenti, qui d'un grognement accompagné d'un
geste de la tête nous indiqua la porte du fond.
Derrière un
bureau en bois des plus sommaire était assis un vieil homme, qui
inspectait des tas de papiers où étaient écrit nombre de choses
avec une écriture que je ne pouvais déchiffrer, et des plans
d'engins des plus étranges, schémas des plus obscurs. Eilert Bjark
avait de longs cheveux blancs encadrant un visage à la peau marquée
par le temps, mal rasé et l'air bourru, une imposante cicatrice lui
barrant le visage, expliquant pourquoi son œil gauche semblait
voilé, comme aveugle. Celui qui lui restait me fixait alors qu'il me
regardait en se redressant.
"Vous ne partez pas gagnant, étranger," commença le vieil homme. "Se présenter accompagné de ce nigaud et
de sa peluche nuit à votre crédibilité."
"Il n'a fait que me
guider sire, car comme vous le supposer à juste titre je viens de
loin. C'est mon employeur, Orwell, qui m'envoie vous délivrer une
lettre des plus importante."
A ces mots le forgeron fut d'abord
surpris, avant d'afficher une certaine colère.
"Je ne veux rien
avoir à faire avec ce serpent, et encore moins avaler ces
couleuvres. Partez, et que je ne vous revois plus dans ma respectable
boutique !"
Assis sur le trottoir en face de la forge, sous le
regard mauvais de l'apprenti de Bjark, je me demandais ce que je
pouvais faire maintenant que je m'étais fait jeter. C'était
bizarre, et ça n'était jamais arrivé auparavant, je n'aurais su
dire comment réagir.
"Et bien, t'es pas dans le pétrin toi," souligna Kettil. "Comment tu veux délivrer un message sans même le
connaître ? Surtout qu'il veut pas le lire."
Une idée me vint.
C'était un peu contraire à mes principes et à ce qu'aurait voulu
Orwell, mais je n'avais pas le choix, je devais ouvrir la lettre et
la lire, afin d'informer de vive voix Eilert, d'une façon ou d'une
autre. Il était de mon devoir d'informer ma cible, et même si ma
conscience professionnel m'aurait interdit d'ouvrir ce courrier... ce
fut comme si une force irrésistible, teintée de curiosité, m'y
contraint. Et quel ne fut pas ma surprise, après avoir ouvert la
lettre sous les yeux excités de Kettil, de lire ceci :
"Cher
Kazuo,
J'étais certain que sire Bjark ne voudrait pas ouvrir
cette lettre, et tu as bien fait de le faire à sa place. L'heure est
grave, ce royaume est en proie à d'important changement et il ne
tient qu'à peu de choses d'empêcher une tragédie d'une ampleur qui
nous dépasse de survenir en ce bas-monde. Sire Bjark est malgré lui
impliqué, et il faut se dépêcher. Même s'il ne veut pas te voir,
il faut absolument que tu dises à ce vieil entêté que les larmes
de Kishin sont en péril et que le Culte est de retour. Il
comprendra.
Orwell"
"Et
bien, cet Orwell m'a l'air des plus clairvoyant. Froux l'apprécie
déjà !"
"Peut-être mais ces paroles m'inquiètent, il est pas du
genre à en rajouter. Ça sent mauvais."
"Ah bon ? Pourtant, l'air
est frais aujourd'hui."
Un regard inquiété jeté à mon camarade,
et j'étais à nouveau debout, déterminé, et je m'avançai vers mon
objectif en contournant les charrettes qui passaient dans la rue,
mais ma conviction fut ébranlée quand je vis l'apprenti forgeron,
l'air mauvais, me signifier du regard que je ne passerais pas.
"Fier
héraut à fourrure, sois témoin du pouvoir des cieux !!"
Ce cri
nous interloqua tout deux, mon adversaire et moi, quand je vis Kettil
bondir devant moi, bras et poing tendus en direction de la montagne
de muscle au marteau. Froux se précipita et à son tour prit son
élan et sauta sur l'homme menaçant, glissant sous sa tunique et le
faisant se tordre en riant, l'animal le chatouillant de ses petites
griffes et de sa fourrure. J'étais scié, mais l'illuminé
responsable de ce coup de chapeau me donna un coup de coude et
m'enjoignit à aller voir le propriétaire des lieux, qui ne fut pas
satisfait de me voir débarquer.
"Qu'est-ce que tu fiches ici toi
?! Rhodes !!" Il soupira en voyant le colosse se tordre de rire. "Par
amour pour tout ce qui est sacré que me voulez-vous, maudit Eshara
?!"
"J'ai lu le message d'Orwell, et c'est important je vous assure
! Selon lui les larmes de Kishin sont en péril et..."
Le vieil
homme m'interrompit, l'air effrayé, et il se précipita brusquement
su moi afin de me saisissant par le col.
"Que sais-tu sur les
larmes ?..." Siffla-t-il, partagé entre rage et panique.
"R-rien
je vous jure, je ne fais que répéter ce que dis le message ! Et
je... je dois aussi vous dire que..."
A nouveau je me fis
interrompre, mais cette fois-ci ce fut par des bruits d'explosions,
retentissant un peu partout dans la ville simultanément, suivi par
des cris et des hennissements. Sur la grande place non loin, l'on
pouvait entendre la foule commencer à paniquer, et bientôt la
terreur envahit les esprits, tandis que de nouvelles explosions
retentirent. Parmi les hurlements, on pouvait entendre "Ils sont
là", "Les Dieux nous ont abandonnés" et nombres
d'autres suppliques. Eilert me lâcha, et je pus voir sur son visage
livide apparaître une horreur indescriptible.
"Le... le Culte de
la Lune... ça veut dire que..." Le vieil homme recula et manqua de
tomber en heurtant la table. "Ça ne devait jamais arriver !!"
Soudain,
un homme fendit la foule, un chevalier drapé de noir, portant une
armure de plaque frappée d'un croissant de lune sur le torse,
brandissant une épée longue et arborant un casque masquant son
visage. Kettil rappela Froux et s'écarta, alors que Rhodes,
l'apprenti forgeron, brandissant son marteau, tenta d'arrêter
l'étranger. Ce dernier avait beau avoir l'air moins impressionnant
malgré son armure, et faire une tête de moins que l'imposant
colosse, avec une rapidité déconcertante compte tenu du métal
recouvrant l'homme il esquiva l'arme improvisée, et d'un coup
trancha la tête de l'homme, sans autre forme de procès, avant de
continuer à avancer vers Bjark, devenu blême. Le guerrier me
regarda, et dans la feinte de son casque il n'y avait que ténèbres.
De sa main ganté, il me repoussa sans ménagement, et une voix
glaciale et inhumaine résonna du fin fond de l'armure.
"Cela
faisait longtemps, Bjark, que nous n'avons pas été face à
face."
"Tu dis cela, mais tu te caches derrière cette chose !" Le
vieux cracha sur l'armure. "Viens donc en personne !"
"Ne rends pas
les choses plus difficile. Tu sais pourquoi nous sommes ici."
"Bergen
s'y opposera !! La milice vous stoppera !!"
Un rire guttural résonna avec force dans le
métal.
"C'est ton petit protégé qui nous a fait entrer dans la
cité. Maintenant, donne-la moi, je sais que tu l'as encore."
Eilert
sembla plus vieux que jamais, livide et tremblant. Je ne comprenais
pas tout ce qui venait de se dérouler sous mes yeux, mais il me
semblait que le seigneur Bergen, dépeint si juste par Kettil, avait
fricoté avec ceux qui prenait le contrôle du bourg. J'aurai sans
doute du fuir, et ne pas me mêler de cette histoire, mais quelque
chose me retenait. Le vieux Bjark contourna la table et ouvrit un
grand coffre situé au fond de la pièce. Il en sortit quelque chose
qui semblait être une épée, enroulé dans un tissu pourpre. Il se
présenta devant le chevalier, mais au moment ou il allait lui
donner, il poussa brusquement l'armure, me mit l'épée entre les
mains, et me fit sortir de la pièce d'un coup d'épaule avant
d'essayer de retenir le guerrier de métal.
"Fuyez loin d'ici !!
Fuyez et ne revenez jamais !!"
Alors que je m'éloignais et me
mêlais à la foule, j'entendis un cri glacial et inhumain s'élever
de l'armure. Je sursautais en me sentant agrippé, mais c'était
Kettil qui ne voulait sans doute pas me perdre alors que nous nous
mêlions à la foule. Une sensation m'électrisa et me coupa le
souffle un moment, et je mis cela sur le compte de l'émotion. Mais,
si je m'étais retourné, j'aurai vu, au même moment, qu'Eilert,
encore en prise avec l'armure animée, fut pris de convulsions, avant
que son corps ne se mette brusquement à vieillir en quelques
instants, ne laissait après quelques instants que ses vêtements et
de la poussière...
Nous
fûmes retenus par les gardes qui tentaient d'empêcher la populace de
fuir la cité et d'échapper à ce "Culte de la Lune" qui cherchait
sans doute à s'imposer. Toutefois la chance nous sourit car les
miliciens laissèrent quelques personnes passer, sans que l'on ne
sache pourquoi, et d'autres se ruèrent à leur suite, nous deux
compris, avant qu'ils ne puissent reprendre le contrôle de la foule.
Les gens se dispersèrent et Kettil et moi nous mîmes à courir,
jusqu'à être à bout de souffle. J'avais toujours l'épée
enveloppée dans le tissu à la main, mais aussi la tête ailleurs,
trop pour y penser. Après une bonne dizaine de minutes de marche, nous arrivâmes
devant le bosquet où la veille j'avais rencontré pour la première
fois l'illuminé, et sans même nous concerter nous décidâmes de
nous arrêter.
Nous
n'étions pas les seuls, car une femme était déjà assise dans
l'herbe, et elle se releva promptement en nous voyant.
"Kettil
?"
"Asdis ! Quel bonheur de te..."
Froux eut le bon réflexe de
sauter au sol avant que la jeune femme ne colle son poing dans la
figure de mon comparse, l'étalant sur le sol avec une facilité
déconcertante.
-Moi qui croyais que la journée ne pouvait pas
être pire... Souffla-t-elle, éreintée.
Rédigé par Maitre Renard
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